LANCEMENT DES
ACTIVITÉS ACADÉMIQUES 2018-2019
LEÇON INAUGURALE.
Le conférencier ( à droite ) et le modérateur |
Après
la rentrée pédagogique effectuée le 17 septembre 2018, suivie des
installations, eurent lieu la retraite de début d’année et la session de
lancement des activités. C’est dans cette perspective de lancement des
activités que s’est tenue le lundi 01er octobre 2018, la leçon
inaugurale dans l’amphithéâtre de l’USTA. Comme son nom l’indique, cette leçon
a marqué le début des activités académiques 2018/2019. Elle a été assurée par
le docteur Frédéric N’DO, père carme, sur le thème « Individu et communauté à partir d’une
lecture d’Édith Stein ». Sous la modération du docteur Gustave
SAWADOGO, elle connut la participation de tous les trois cent six (306)
étudiants et étudiantes, quelques enseignants intervenant dans la dispensation
des cours au sein de l’USTA, faculté des sciences de l’homme et de la société/
filière de philosophie. Ce fut un brillant exposé et nous vous proposons
ci-dessous l’intégralité de la conférence. Agréable lecture et merci de nous
faire parvenir vos éventuelles questions.
Quelques formateurs |
« Individu et communauté à partir d’une lecture d’Édith
Stein »
L’idée
de la connaissance de soi et de la formation d’une identité propre semble de
plus en plus s’estomper dans une société pluraliste et progressiste. De fait,
le désir profond de me connaître moi-même peut, de principe, se retrouver
relativisé et se transformer par la suite juste en une velléité quelconque dans
une société pluraliste pour la simple raison qu’il est quasi impossible
d’éviter l’influence de tant de singularités personnelles autour de moi.
D’autre part, le désir de vivre, d’agir, de penser et comprendre les personnes
ainsi que les choses conformément à mon identité propre se trouve confronté à
une certaine évolution culturelle qui me contraint à être permanemment à la
recherche de « nouvelles » valeurs avec la forte propension à
abandonner les « anciennes ». Devant une situation pareille, l’on ne
peut que se sentir désorienté – rester sans repères – dans ses relations
sociales, surtout lorsqu’on a en face de soi des idéologies politiques qui
visent à imposer une vision unique de la société ou du monde à tous en dépit du
fait de voir, sentir, percevoir et concevoir les choses d’une manière
différente.
Une
possible solution à cette désorientation ne consiste certainement pas à
ignorer purement et simplement mon désir de me connaître moi-même et de
construire une identité propre face à la complexité des relations sociales qui
s’accompagne de celle politique. Il est plutôt convenable d’envisager la
possibilité de satisfaire ces désirs dans la conjoncture socio-politique dans
laquelle je me retrouve de façon involontaire. De fait, autant la personne
humaine ne saurait échapper ou faire fi de sa condition voire essence
socio-politique qui l’oblige à vivre en relation avec l’autre, autant aucun
individu ne pourrait prétendre vivre sans un quelconque engagement dans la
communauté dont il est un membre à part entière. Dans ce cas, ce qu’il y a lieu
de faire, c’est de réfléchir sur la manière dont la personne humaine ou
l’individu pourrait répondre aux exigences inconditionnelles de l’altérité et
de la communauté sans porter préjudice à son ipséité et à son individualité
respectivement.
Le
choix du thème de ma thèse, « Individu et communauté à partir d’une
lecture d’Édith Stein », a pour objectif principal, une réponse à ce
problème que je viens d’évoquer : comment le moi au travers de l’intersubjectivité
peut-il sortir de son solipsisme voire de son égoïsme et, partant, être un
individu inconditionnellement engagé dans sa communauté, sans pour autant
perdre l’idéal de la connaissance de soi-même et de la formation d’une identité
propre à cause des inévitables conditionnements socio-politiques ?
J’aimerais vous présenter le
présent thème de la conférence en trois points : 1) L’étude
phénoménologique de l’individu et de la communauté chez Édith Stein ; 2)
La conception politique de la communauté d’Édith Stein ; 3) Relation de la
vision politique steinienne avec le libéralisme et le communautarisme.
1.
Étude
phénoménologique de l’individu et de la communauté chez Édith Stein
J’ai voulu présenter l’analyse phénoménologique
d’Édith Stein sur l’individu et la communauté en prenant principalement en
compte sa conception selon laquelle la psychè d’un individu ainsi que celle
d’une communauté présente une double nature : « Elle
est d’une part une monade fermée sur soi-même et d’autre part un corrélat du
monde, un œil ouvert à tout ce qui se nomme “objet” »[1].
De fait, à partir de son essai intitulé « PsyschischeKausalität »,
Édith Stein arrive à montrer comment la psychè de l’individu constitue un monde
intérieur pour soi-même (“eineWeltfürsich”[2])en
comparaison avec la nature matérielle. Il s’agit d’un monde à part qui fonctionne
selon ses lois propres, à savoir, la loi de la causalité dans la sphère de la
conscience et de la psychè ainsi que la loi de la motivation dans la sphère de
la psychè et de tout ce qui est spirituel.
En dépit du fait qu’il soit
enfermé ou isolé dans son monde intérieur, la psychè de l’individu est capable
de s’ouvrir et être en relation avec l’extérieur à travers les vécus du moi,
car elle est aussi un corrélat du monde extérieur.
L’empathie qu’Édith Stein
perçoit comme « le fondement de l’expérience intersubjective » est le
vécu par excellence qui manifeste la capacité qu’a l’individu de mener une vie
décentralisée ; car à partir de l’empathie le moi se rend compte de
quelque chose très important : il s’agit du fait de savoir que mon
point-zéro n’est qu’un point parmi d’autres points-zéro dans l’espace. Pour
cela, ce que je dois faire, c’est de chercher un point-zéro d’orientation au
lieu de me considérer comme un point-zéro. C’est à partir de là exactement que
le moi apprend à former une unité de vie avec d’autres individus, c’est-à-dire,
à construire une vie communautaire.
Ainsi, la conception
phénoménologique d’une communauté consiste à la considérer avant tout comme une
unité de vie à travers une diversité de vécus tels que les vécus sensoriels et
imaginatifs, les vécus catégoriaux et émotionnels.
Avant de montrer comment les vécus s’unissent pour
former un flux de vécus communautaires, Édith Stein analyse ce que j’ai appelé
préconditions pour réaliser une expérience communautaire. Il y en a trois
principalement :
1) Il faut
arriver à faire la différence entre un moi individuel et un sujet
communautaire.
En général, l’on perçoit la communauté de
l’extérieur comme un ensemble d’individus. Cependant un regard phénoménologique
permet de la percevoir comme un sujet qui se fait réel à travers les vécus
individuels.
2) La différence
entre un vécu purement et simplement individuel et un vécucommunautaire.
Phénoménologiquement cette différence se fait en
tenant compte de ce qu’on appelle en langage phénoménologique le contenu et le
sens d’un vécu, car le contenu ou le vivre et son sens ne peuvent pas être
identiques chez l’individu et la communauté.
3) Une troisième précondition pour mener une vie
communautaire consistera à prendre conscience que la communauté n’est pas constituée par la somme des vécus individuels,
sinon par leur relation interne (innererZusammenhang). Ce qui favorise
cette relation ou unité des vécus individuels, c’est leur sens. Si un vécu
individuel n’a pas un sens communautaire à travers l’objet dans lequel il
trouve son fondement, il ne pourra jamais constituer un vécu communautaire.
D’autre part, l’union des vécus individuels pour
constituer les vécus communautaires ou simplement dit, le flux des vécus
communautaires, se réalise de trois modes :
1) Le mode
d’association : il s’agit d’un mode de connexion des
vécus individuels qui s’effectue conformément à ce qu’on appelle les lois d’association utilisées dans
plusieurs disciplines telles que la psychologie, la psychanalyse,
l’empirisme…Ce mode ne permet pas de percevoir une unité des vécus
communautaires. Son rôle consiste à montrer qu’il est possible que les vécus
individuels de genres différents entrent en relation les uns avec les autres.
2) Le mode de
motivation: à partir de ce mode les vécus individuels qui se
connectent selon leurs genres par mode d’association arrivent à s’unir sur la
base du sens qu’ils renferment. Ainsi, la motivation à laquelle elle fait
référence ici est en relation avec le sens des vécus qui est un facteur
motivateur.
3) Le mode de
causalité : il existe une unité de vécus
individuels par mode de causalité quand un individu parvient à influencer un
autre de telle sorte que ce dernier ait le même état psychique que lui. Edith
Stein parle dans ce cas de contagion psychique à travers laquelle se réalise un
flux d’unité des vécus communautaires.
A partir de la méthode phénoménologique, Édith Stein
a réalisé aussi une étude sur la communauté dans le domaine politique. C’est ce
que j’appelle sa conception politique de la communauté qui se trouve
essentiellement dans son œuvre EineUntersuchungüber
den Staat.
2.
La
conception politique de la communauté d’Édith Stein
Le contenu fondamental de la conception politique de
la communauté chez Édith Stein consiste à considérer l’État sous la forme d’une
communauté caractérisée principalement par la souveraineté et le droit. Ainsi,
chez elle, il est question d’une communauté étatique pour une raison de
principe. En fait, un État est un ensemble de groupes sociaux et de communautés
dès son origine. L’existence de l’État est donc postérieure à celle des
communautés. De là, Édith Stein dira que l’État n’a pas seulement un fondement
sociétaire conformément à la théorie contractualiste du libéralisme ; il a
aussi un fondement communautaire.
Si l’État a un fondement ou une base communautaire,
il est important d’examiner la possibilité pour que sa structure organique
reflète la réalité communautaire. Pour cela, dans son analyse, quoiqu’elle admette
que la structure ontique de l’État ne lui permet pas de s’engager dans un
conflit moral, elle n’affirme cependant pas la neutralité de l’État dans le
domaine moral comme le fait le libéralisme contemporain. Elle conçoit que
l’État devrait aider les citoyens à être moralement meilleurs ou contribuer à
leur éducation en matière de moralité. Il peut le faire de deux manières :
1) Mettre son ordre juridique au service du bien
moral des citoyens en les aidant à surmonter les difficultés qui sont des
obstacles à leur orientation vers la moralité. Pour ce faire, il va falloir que
les représentants de l’État n’essayent pas d’imposer une idéologie morale à
l’État.
2) Edith Stein propose que l’État s’autolimite en
donnant la possibilité à des groupes sociaux et communautés d’éduquer moralement
leurs individus-membres. Cela suppose que l’État ne légifère pas dans certains
domaines.
Un des principes qui peut être souligné dans la
conception politique de la communauté d’Édith Stein est relatif à l’autolimitation de l’État. Chaque fois
que l’État s’autolimite pour favoriser le développement total de la communauté
qu’il réunit et celui de chaque individu de ladite communauté, il n’existe pas
un danger pour son existence.
Dans la conception phénoménologique et politique de
la communauté d’Édith Stein, l’individu se présente comme un facteur
déterminant : la constitution de la communauté se réalise à travers les
vécus individuels. De même, pour le bien moral de l’individu, l’État devrait
prendre en compte la réalité communautaire dans sa structure organique et
constitutionnelle. En examinant cette importance voire indispensabilité de
l’individu dans les deux conceptions, je suis arrivé à percevoir que chez Édith
Stein l’individu est en lui-même le facteur fondamental de son intégration
socio-politique.
D’autre part, j’ai perçu dans l’approche steinienne
de l’individu et de la communauté une vision politique qui pourrait entrer en
dialogue avec le libéralisme et le communautarisme en tant que doctrine qui
défendent respectivement l’individu et la communauté.
Des étudiants. |
3)
Relation de la vision politique d’Édith Stein avec le libéralisme et le
communautarisme
Dans les années 80, un débat a surgi entre
philosophes libéraux et philosophes communautariens qui semble opposer
l’individu et la communauté dans la défense des droits et libertés de
l’individu.
Un des philosophes communautariens qui résume au
mieux ce débat est Michael Sandel qui distingue un libéralisme traditionnel
d’un libéralisme déontologique dans son œuvre Liberalism and the limits of justice. Le premier concerne le
libéralisme développé dans l’ère moderne avec John Locke comme protagoniste et
le second se réfère au libéralisme contemporain amplement représenté par la
figure de John Rawls. Le débat est beaucoup plus relatif au libéralisme
déontologique dans sa conception de la justice.
De fait, dans son célèbre livre A theory of justice publié pour la première fois en 1971, John
Rawls défend une justice comme équité (fairness)
en vue de résoudre les difficultés de justice engendrées par le conflit
pluraliste des doctrines morales, philosophiques, religieuses, etc.
Sa théorie de justice est construite sur la base
d’une expérience de la pensée selon laquelle l’ignorance (Veil of ignorance) de notre situation réelle, à la fois biologique
et sociale serait la condition sine qua
non d’une neutralité indispensable quand il s’agira d’établir des règles de
justice ou d’équité.
Une des solutions proposées par John Rawls défend
effectivement la neutralité de l’État dans les questions doctrinales et promeut
une justice établie de mode constructiviste et formaliste, c’est-à-dire une
justice obtenue à partir d’un consensus par recoupement entre des citoyens
libres et égaux. Dans ce type de justice, il faut fondamentalement considérer
la société comme un système de coopération qui permet à chaque individu
d’atteindre ses fins. Aussi, ce type de justice n’a rien à voir avec la
question morale et la conception du bien, par conséquent.
Contrairement à John Rawls, les philosophes
communautariens, à savoir, AlasdairMacintyre, Michael Sandel, Michael Walzer,
Charles Taylor défendent une justice qui prend en compte la réalité de
l’identité individuelle et collective qui se trouve dans une communauté, une
tradition ou une culture.
Pour résumer le débat libero-communautarien en
faisant abstraction des particularités de chaque auteur communautarien, il faut
dire qu’il s’agit de savoir si la justice dans un État de droit doit prendre en
compte la question morale avec toutes ses implications culturelles et
traditionnelles qui sont relatives à la communauté. Un tel débat donne
effectivement l’impression de séparer l’individu de sa réalité communautaire en
voulant trouver une solution adéquate aux difficultés du pluralisme social. Pour
cela, j’ai voulu à partir de la lecture d’Édith Stein donner mon opinion sur ce
débat en cherchant à découvrir le lien qui existe entre la structure de
l’individu et de la communauté à travers sa conception phénoménologique et
politique de la communauté et de l’individu.
Ainsi, en considérant le libéralisme et le
communautarisme comme des voies d’intégration socio-politique de l’individu, je
suis arrivé à percevoir dans la vision politique steinienne une troisième voie
d’intégration socio-politique par rapport à ces deux autres. J’ai appelé cette
troisième voie « le tercérisme philosophico-steinien »
Il ne s’agit pas d’un tercérisme qui rejette les
deux autres doctrines à l’exemple des tercérismes politiques. Il s’agit d’un
tercérisme éclectique qui cherche à concilier le libéralisme et le
communautarisme philosophiques, car l’individu et la communauté ne peuvent être
défendus comme s’ils étaient des réalités opposées. Ils sont au contraire
complémentaires.
Le tercérisme philosophico-steinien qui est un
facteur conciliateur du libéralisme et du communautarisme philosophiques vise
surtout à la réalisation d’une intégration socio-politique dans laquelle
l’individu est l’acteur principal et l’État est une aide. Ce tercérisme défend
trois choses fondamentalement :
1) L’idée d’une communauté étatique dans laquelle l’établissement de
la justice ne s’oppose pas ou ne rejette pas complètement une certaine relation
avec la question morale qui est liée à la structure communautaire. De cette
façon, j’estime que la question de la relation entre justice et morale trouve
une réponse équilibrée dans le tercérisme d’Édith Stein.
2) L’idée d’un principe d’autolimitation de l’État qui relativise la
souveraineté et l’omnipotence de l’État affirmées dans le concept de « l’État
de droit ». Un principe d’autolimitation permet à l’État de se rendre
compte que le droit n’est pas son domaine exclusif, car le droit existe dans
les groupes sociaux, les communautés et traditions indépendamment de
l’existence d’un État. Pour cela toute législation devrait s’enraciner dans
l’identité des individus qu’elle veut régir. Cette réalité doit pouvoir
permettre à un État de s’autolimiter dans certaines questions morales
3) L’idée de prendre en compte la personnalité dans toute législation. Dans
son élaboration sur la communauté et l’État comme une forme spéciale de
communauté, Édith Stein a montré que ces réalités ont une personnalité à
l’exemple de la personnalité de l’individu, puisque c’est ce dernier qui rend
possible la référence à toute personnalité. Et d’après elle, la personnalité
est le fondement de tout développement personnel[3].
Voilà pourquoi toute législation doit tenir compte de la personnalité qu’elle
soit individuelle ou collective.
CONCLUSIÓN
L’objectif principal de ma thèse consistait à savoir
comment arriver à une vie pour moi et pour les autres en toute liberté
intérieure sans me sentir comme entraîné par les conditionnements sociaux ainsi
que les influences des idéologies politiques qui proposent et imposent
généralement une vision unique du monde dans une société pluraliste.
L’étude de la structure du moi et de la communauté
chez Édith Stein fut un moyen pour savoir : quand je peux parler d’une vie pour
moi-même et pour les autres ; comment on vit pour soi-même et pour les
autres. En plus, je sais qu’une vie pour moi-même et pour les autres signifie avant
tout réaliser mon intégration socio-politique en toute responsabilité, en
assumant mon identité individuelle et celle que je partage avec d’autres dans
la mesure où nous formons une unité de vie.
[1]Stein, E., Beiträge zur philosophischen
Begründung der Psychologie und der Geisteswissenschaften, op. cit.,S. 186.